Enfin seul ?

cubicles.jpg Dans un commentaire par ailleurs élogieux, Bruno Moriset me demande à juste titre : “comment est-ce que tu gères la solitude au boulot” ?.

Bruno est géographe et à écrit un article exhaustif, fascinant et savant sur le télétravail : Télétravail, travail nomade : le territoire et les territorialités face aux nouvelles flexibilités spatio-temporelles du travail et de la production, disponible sur le site cybergéo, par ailleurs très beau et à l’ergonomie particulièrement soignée.

Bonne question, que je souhaitais justement aborder.

En tant que géographe, je comprends que Bruno porte un regard suspect sur les grands discours sur l’abolition par le cyberespace des distances et de la géographie. Il s’attaque aux mythes qui sous-tendent une certaine vision utopique et idéalisée du télétravail.

Il est indiscutable que malgré tous les beaux discours sur le télétravail, y compris sur ce site, se pose la question de la dimension sociale/humaine du travail qui est fortement remise en cause lorsque l’on travail tout seul chez soi.

Dans son commentaire, Bruno continue :

Moi, après 2 journées de boulot solo dans mon appart (même avec femme et enfants), je deviens chèvre, et j’aime bien une journée au bureau, un peu de tchatche et une bouffe avec certains collègues, etc. Et je crois que pour bcp de gens, c’est pareil. D’où le bide global du télétravail.

Je pense qu’il a raison. Mais comme je l’évoquais ailleurs, je pense que cette objection fondamentale au télétravail révèle une forme d’aliénation. On ne pourrait se réaliser qu’au travail, sous le regard (admiratif ou jaloux) des autres.

Oui, les bonnes bouffes et les discussions autour de la machine à café peuvent constituer le sel de nos journées au bureau. Oui, les gros 4×4 ou les grosses berlines de luxe sont sans doute amusants ou plaisants à conduire. Je veux bien le croire, mais est-ce bien utile, est-ce bien nécessaire et est-ce bien responsable en ces temps menacés par le réchauffement climatique ?

En attendant, je ne peux parler que pour moi. Je parlerai une autre fois des solutions à ce problème pour les télétravailleurs salariés (télécentres, etc.)

Je me rends bien compte que pour beaucoup des gens, mieux vaut une vie sociale au bureau, même lorsqu’elle est source de tension et de stress terrible, que de se retrouver seul avec soi-même.

Et puisque le télétravail reste marginal et qu’il s’agit généralement d’un choix personnel, cette question est tout à fait fondamentale lorsque l’on songe à franchir le pas.

J’ai connu des conditions de travail en entreprise très plaisantes et gratifiantes, avec des collèges que j’appréciais. J’ai connu l’inverse aussi. Des ambiances de merde (comme on dit), des collègues que je n’appréciais pas, que je ne respectais pas, une culture d’entreprise détestable, basée sur la suspicion, le cynisme, la rivalité et le stress comme méthode de management, etc.

Un jour, alors que j’avais quitté mon dernier job en entreprise depuis quelque temps, mon frère m’a confié que lorsque j’y étais encore, j’étais “devenu chiant” car je ne parlais plus que de mes problèmes de boulot. Je suis certain qu’il ne faisait pas allusion à des discours sur mon boulot en lui-même (comment résoudre tel ou tel problème technique inhérent à mon travail) mais bien à des lamentations incessantes sur les problèmes de politique interne, de rivalité de personnes, d’organisation, de luttes de pouvoir.

Il est indiscutable qu’en tant que télétravailleur indépendant, je me coupe des bonnes bouffes et des bonnes blagues (?) au quotidien. Mais de mon point de vue, c’est un très petit prix à payer pour échapper enfin à toutes ces tensions et luttes intestines qui me pourrissaient littéralement l’existence.

Et en vérité, les moments de solitude de nature angoissante sont rares. Lorsque je suis immergé dans mon travail, ma solitude de fait est des plus appréciables. Pas d’interruptions intempestives, une concentration totale qui me permet d’en faire plus en moins de temps.

Par ailleurs, au quotidien, je n’ai pas le sentiment d’être seul. J’ai un réseau de clients, de collègues et d’ex-collègues, (sans parler de ma compagne télétravailleuse comme moi), avec qui je communique par divers moyens modernes.

À ce titre, je remarque que je privilégie l’email, qui me permet de décider et de contrôler quand je communique, aux dépens des messageries instantanées ou du téléphone (je ne communique JAMAIS mon numéro de téléphone !), sources d’interruptions malvenues. Je remarque également que lorsque je travaille sur un projet à plusieurs, mes “collègues” traducteurs, à une exception près, font le même choix. Ils rechignent à utiliser des modes de communication en temps réel.

Le seul moment où je me sens parfois très seul, c’est en cas de trou d’air. Pas de boulot, la boîte d’email qui reste désespérément vide. Cela se produit inévitablement de temps à autre. Mais ce sentiment de solitude n’est alors qu’une source d’angoisse secondaire, comparée à celle de ne pas pouvoir faire face à ses obligations financières etc.

Par ailleurs, je trouve que la solitude de fait n’est pas forcément aussi douloureuse que la solitude que l’on peut ressentir en entreprise, lorsque les choses ne tournent pas rond et que le salut ne dépend pas que de vous.

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Il est bien plus facile de vivre dans l’anonymat (et d’en souffrir) dans une grande ville que dans un petit village.

Enfin, je me permets de faire remarquer à Bruno et à ceux que la solitude effraie, que le télétravail permet de reprendre le contrôle de son emploi du temps et de moins en perdre. Et ce temps gagné, je peux le consacrer à autre chose qu’au travail. J’ai le temps de bavarder avec la boulangère ou la caissière (je fais mes courses à heures creuses, ça aide), je peux déjeuner à l’occasion avec mes amis ou collègues sans regarder ma montre, je peux consacrer le temps que je ne passe plus dans les transports à mes enfants et à mes amis (vous avez bien des amis en dehors du boulot, non ?)

Et il n’y a pas que la quantité. La qualité de ces interactions est généralement bien meilleure. Je suis moins stressé et plus à l’écoute des autres (et de moi-même). Certes, je ne peux plus m’adonner aux joies de l’échange de ragots sur qui couche avec qui au boulot, ni aux sarcasmes sur les tâches de boeuf bourguignon sur la manche de Georges, mais franchement, ça ne me manque pas trop…

Je ne sais pas si j’ai vraiment répondu à la question de Bruno.

Pour une fois, je n’ai pas de truc.

La solitude, réelle ou ressentie, est un prix à payer ou une bénédiction, selon votre caractère, à mettre en regard des autres avantages ou inconvénients liés au télétravail ou au travail en entreprise.

Si vous avez un job en entreprise épanouissant à tous points de vue, ce serait idiot d’y renoncer. Mais est-ce la norme ? Notre organisation sociale a-t-elle atteint un tel niveau de perfection qu’il serait absurde d’explorer des alternatives possibles ?

Permettez-moi d’en douter.

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Un commentaire sur “Enfin seul ?”

  1. Jacques Chatignoux
    4 mars 2010 à 14:56

    A quelques encablures

    Télétravail, travail nomade… il faut au moins être deux et non « entre-deux » :)
    http://www.wirkers.info/Teletravail-travail-nomade-il-faut-au-moins-etre-deux-et-non-entre-deux.html

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